Entretien avec Jean-Gabriel Périot
Vous aviez déjà abordé le thème de Hiroshima dans 200 000 fantômes. Pourquoi y revenir ?
Parce que c’est un endroit avec lequel je continue à entretenir une relation forte. J’y vais quasiment tous les ans, j’y ai des amis, une part de ma vie… Quelque chose me rattache à cette ville, son histoire bien sûr, mais aussi la manière dont elle existe aujourd’hui. J’ai ressenti le besoin de faire un nouveau film sur Hiroshima, sur comment l’histoire du bombardement persiste à survivre, comment elle continue à avoir un impact sur le présent. Lumières d’été était aussi une manière d’exprimer ce qu’Hiroshima m’a appris, ce que la rencontre avec cette ville m’a apporté.
Que vous a-t-elle apporté ?
Une certaine idée, peut-être pas du bonheur, mais disons plutôt de l’obligation d’être heureux. Pour préparer 200 000 fantômes, j’avais entrepris une recherche assez exhaustive et j’ai lu beaucoup de témoignages. J’ai aussi rencontré des survivants et j’ai été très marqué par la manière dont la plupart d’entre eux terminent leurs témoignages. Ils les concluent souvent par le devoir que nous aurions de profiter de nos vies. Évidemment, il n’y a aucune naïveté dans ce qu’ils entendent par là. Ils ont eu à traverser de telles atrocités… Ils ont fait l’expérience concrète de la fragilité des choses et c’est surtout cela qu’ils expriment : quand on réalise que la vie est précieuse alors on peut commencer à lutter contre ce qui la détruit, le nucléaire bien sûr, mais pas seulement. C’est un discours éloigné de ce que l’on entend habituellement par « devoir de mémoire » et qui sous-tend l’idée que nous devrions porter en nous les souffrances du passé comme nous porterions un fardeau ou une dette. Le discours des survivants de Hiroshima nous portent vers une certaine idée de la résistance.
Ce lien entre le poids du passé et le présent est un propos récurrent dans vos films. D’où vient-il ?
Quand, jeune adulte, j’ai commencé à m’intéresser à la politique, je me suis rendu compte que j’avais du mal à analyser certaines situations parce que je manquais de connaissances. L’histoire n’était pas une matière que j’aimais beaucoup en classe ni quelque chose qui se transmettait dans ma famille. J’ai donc eu à m’intéresser à des pans entiers de l’histoire pour comprendre le monde dans lequel je vivais. Quand j’ai commencé à faire des films, elle est devenue naturellement un élément structurant de mon travail.
Lumières d’été est entre autres une histoire de fantômes. Est-ce votre rapport au passé qui vous a mené dans cette direction ?
J’ai écrit Lumières d’été très rapidement. Quand j’ai commencé l’écriture du film, je n’avais que la première séquence : un journaliste qui recueillait le témoignage d’une survivante de la bombe. Puis, au fur et à mesure de l’écriture, les autres personnages sont apparus et je les ai acceptés tels qu’ils étaient. Du coup, ce fantôme n’était pas voulu comme une métaphore du passé, il ne répondait pas à des enjeux scénaristiques préétablis mais il avait sa propre cohérence et il m’a séduit.
Dans les cultures asiatiques, le fantôme est souvent là parce qu’il y a un problème à résoudre, parce que la souffrance qui a causé la mort n’a pas été pardonnée par le défunt ou que le deuil n’a pas été fait par les vivants. Mais au Japon, les fantômes peuvent aussi faire partie de la vie quotidienne. Par exemple, lors de la fête annuelle d’Obon qui a lieu mi-août, les fantômes viennent rejoindre leurs familles le temps d’une soirée pour passer quelques instants avec eux. C’est un moment toujours joyeux, les fantômes ne sont porteurs d’aucune complainte. Et partout au Japon, dans les villages et les quartiers, des fêtes sont organisées pour que vivants et morts dansent ensemble, comme on peut d’ailleurs le voir dans Lumières d’été qui se déroule justement le jour d’Obon.
C’est votre premier long-métrage de fiction. Cette envie était-elle là depuis longtemps ?
Mon envie était de faire un film sur Hiroshima aujourd’hui. Avant Lumières d’été, j’ai réalisé plusieurs courts-métrages de fiction. Le genre d’un film s’impose de lui-même dès le début d’un projet. Par exemple, la fiction arrive spontanément quand j’ai envie de travailler d’une manière métaphorique, décalée sur le réel. Je ne voulais pas faire un film sur un fait historique mais sur ses répercussions.
Il y a cependant quelque chose d’hybride dans Lumières d’été : ce film s’ouvre sur une séquence d’interview pour un documentaire.
J’avais envie, et besoin, d’ouvrir le film sur quelque chose de sombre, de pesant et de concret. C’était important pour moi que l’on ressente une certaine libération une fois la séquence terminée mais aussi que l’effet de cette séquence perdure. Le poids de ce témoignage était nécessaire pour que l’on puisse ressentir le détachement progressif du personnage.
Pour autant la figure du fantôme est là justement pour rappeler les traces du passé, ses rémanences…
Le processus mémoriel, dont le fantôme est une métaphore, est contradictoire : d’un côté, il ne faut jamais oublier ce qui est arrivé, mais de l’autre, on ne doit jamais s’enfermer dans le passé. On doit vivre dans le présent. D’ailleurs ce personnage est plutôt très bon vivant pour un fantôme ! On a besoin, pour être présent au monde, de savoir échapper à l’Histoire, surtout quand elle est aussi sombre que cellede Hiroshima. Ce mouvement face au passé se retrouve dans nombreux de mes films. Et il apparaît dans Lumières d’été dans la façon dont le film enchaîne des séquences plus légères à des séquences douloureuses. Et finalement, une ligne se dessine et on passe progressivement de ce que la vie peut avoir de plus terrible vers ce qu’elle peut avoir de plus lumineux : la simplicité, l’attention aux petites choses et un certain bonheur d’être au monde.
C’est une philosophie de vie très asiatique. Elle imprègne Lumières d’été jusque dans son fantôme. Vous avez tourné au Japon, est-ce que cela signifie qu’on ne peut pas échapper à la culture de l’endroit où on fait les films ?
Ça dépend des réalisateurs, ce n’est pas forcément une nécessité. Je trouve intéressant de me laisser déborder par la culture des endroits où je travaille. Un de mes principes comme réalisateur, mais qui n’est pas à généraliser, est que quand je travaille sur une histoire et une culture qui ne sont pas les miennes, le film ne pourra être « juste » que s’il arrive à s’adresser à la fois au public local et au public extérieur. Ainsi, il était indispensable que ce film soit historiquement juste et qu’il porte une certaine façon de penser et d’agir typiquement japonaise, voire spécifique à Hiroshima, pour que le public local ne ressente pas ce film comme celui d’un étranger. Ceci dit, le Japon est le pays que je connais le mieux après la France. Le cinéma japonais est par exemple depuis longtemps mon favori. Tout cela a forcément imprégné la manière dont j’ai regardé Hiroshima aujourd’hui et dont je l’ai filmé.
Cependant, je n’aurais pas pu faire ce film presque japonais seul. La raison le plus évidente étant que je ne parle pas japonais… J’ai travaillé avec une amie de Hiroshima, Yoko Harano, qui a adapté le scénario français en japonais. Il s’agissait vraiment d’une adaptation et non d’une traduction, il fallait que les dialogues et les actions des personnages soient réellement ancrés dans la culture japonaise. D’ailleurs, nous avons dû faire face à une vraie difficulté : le dialecte de la région de Hiroshima est très prononcé et il fallait que les personnages, comme les comédiens, soient très précis sur ce point-là. D’autant plus pour Akane Tatsukawa qui joue le rôle de Michiko (le fantôme) et qui devait parler dans le dialecte de Hiroshima comme il était parlé après guerre. Ce qui n’était pas une mince affaire. Yoko était présente sur le tournage avec moi pour m’assister dans le jeu d’acteur, notamment sur cette manière de parler des comédiens. Si nous n’avions pas travaillé cette langue de manière précise, il était évident que les spectateurs locaux auraient trouvé le film irrespectueux ou risible.
À propos des comédiens, comment avez-vous trouvez ceux qui jouent dans Lumières d’été ? Ils sont parfois si naturels qu’on se demande si ce sont des comédiens ou des amateurs ?
Spontanément, je préfère travailler avec des acteurs qui ne sont pas professionnels ou alors qui proviennent d’autres champs artistiques. Par exemple, Mamako Yoneyama qui interprète la survivante au début du film est une grande mime japonaise. Mais elle n’avait jamais eu à interpréter un texte et c’était compliqué pour elle d’avoir plusieurs pages de monologues à apprendre. Je pense que ça a apporté une fragilité qui renforce l’aspect documentaire de cette séquence d’ouverture. Elle cherche parfois ces mots, elle peut buter sur certains, ce que font naturellement tout ceux qui se retrouve dans la même situation, surtout à cet âge-là.
Il y a eu beaucoup de hasards heureux quand j’ai préparé ce film. Par exemple, j’ai pu voir Les Rue de Pantin de Simon Leclerc qui était montré à ce moment-là au festival Côté Court. Le rôle principal était joué par Hiroto Ogi dont c’était le premier film comme comédien. Je l’avais trouvé assez convaincant. Quand nous nous sommes rencontrés, on s’est rendu compte qu’il avait plus d’un point commun avec le personnage d’Akihiro : il vivait à Paris depuis des années, il travaillait dans le cinéma, principalement comme producteur mais avait aussi des projets de films comme réalisateur, il se posait la question de sa relation avec le Japon, etc. Il y avait une évidence qu’il interprète Akihiro.
Je me rappelle aussi avoir trouver Keiji Izumi dans un petit restaurant à Hiroshima. Nous avions fait un casting la journée pour le rôle du grand-père mais sans succès. Nous étions en train de parler de ça au restaurant avec mes assistants quand deux messieurs qui dinaient et buvaient à côté de nous ont entamés la discussion. Keiji était très cinéphile et comme tout Japonais adorait le cinéma français, Delon, Belmondo… Il était tellement sympathique que je lui ai proposé de jouer dans mon film et il a répondu oui ! Quand nous sommes allés le voir le lendemain dans son propre restaurant, il était assez étonné. Il pensait que je lui avais fait une blague. En plus d’être très amical, il est natif de Hiroshima et parle avec l’accent local.
C’est par casting que j’ai trouvé Yuzu Horie qui joue le petit garçon ainsi qu’Akane Tatsukawa qui était alors étudiante en sciences forestières mais qui venait de passer un an dans une troupe de théâtre amateur. Elle nous a charmés par son beauté, sa douceur et son rire, et quand elle a nous chanté la chanson de la fin du film, il était évident qu’elle devait avoir le rôle de Michiko.
Tous les personnages secondaires du film sont des amateurs qui jouent leurs propres rôles. Par exemple, le patron du restaurant dans lequel mangent Michiko et Akane, est vraiment le patron de ce restaurant. On a filmé cette séquence comme on l’aurait fait pour un documentaire. Lui ne joue pas du tout, il est comme ça dans la vraie vie !
Pour revenir sur Hiroto Ogi, pourquoi justement avoir fait du personnage d’Akihiro, un cinéaste japonais vivant en France ?
J’avais envie que ce personnage soit partagé entre deux mondes, qu’il soit « flottant ». S’il avait été totalement extérieur, français par exemple, il n’aurait pas pu avoir le même rapport avec ceux qu’il croise. Il fallait cependant qu’il ait quelque chose de suffisamment étranger pour résister spontanément à l’aventure qui lui arrive. J’avais besoin pour cette histoire d’un personnage qui soit comme hors du réel, de l’Histoire, de la politique. Le film montre justement comment, grâce à Hiroshima et à Michiko, il va retrouver une certaine présence au monde.
On peut aussi penser que vous coupez avec Lumières d’été certaines de vos racines de cinéaste : la plupart de vos films reposent sur des techniques de montages, à partir d’images d’archives. Ce n’est plus le cas ici.
Si beaucoup de mes films sont constitués de montage d’archives, ce n’est pas le cas de tous. Je me sens très libre comme cinéaste et l’archive n’est qu’un de mes moyens. J’ai d’ailleurs, même si cela peut sembler de prime abord curieux, beaucoup de mal à voir une différence fondamentale entre mon travail plutôt documentaire et mon travail de fiction. Il y a des différences bien sûr, mais elles restent techniques et se cantonnent à la fabrication même des films. Pour le reste, la manière dont je pense les films, dont je les élabore, dont je les travaille intellectuellement et poétiquement changent peu ou pas. Cependant et paradoxalement, j’ai l’impression que la fiction me permet d’exprimer plus clairement ce que je cherche avec le cinéma, surtout dans sa relation à l’Histoire. Dans un documentaire, je garde une place de témoin d’événements passés, dans une fiction, principalement par les dialogues, j’arrive à énoncer plus clairement ce qui me questionne dans ces événements mais aussi ce qu’ils m’apprennent. La fiction me permet d’utiliser d’autres registres comme la poétique ou l’incarnation des personnages, et de réaliser des films beaucoup plus personnels, beaucoup plus intimes que mes documentaires.
Il y a malgré tout une différence importante dans l’esthétique. Celle de Lumières d’été n’a rien à voir avec celles de vos autres films… Comment l’avez-vous travaillée ?
L’esthétique d’un film n’est pas tant dictée par le fait que ce soit une fiction ou un documentaire que par des contraintes liées au tournage ou au sujet. Sur Lumières d’été, il est vite devenu évident qu’après une première partie très resserrée, la suite devait être formellement plus libre. En fait, à part quelques axes généraux définis par avance, je sais vraiment comment mettre en scène qu’une fois sur le plateau, dans le décor, avec les comédiens. Et c’est au montage que je commence à voir à quoi va réellement ressembler un film ! Certains réalisateurs pensent techniquement et esthétiquement leur film très en amont du tournage, moi, je navigue plutôt à vue.
Quelle que soit la forme, vos films semblent avoir un sujet en commun : comment l’Histoire et ses conflits ont modifié et continuent de modifier les rapports humains.
Il y a en effet quelque chose de cet ordre-là dans mon travail. À une nuance près : face à un de mes documentaires, c’est le spectateur qui, en fonction de son propre bagage culturel et historique, va tisser des liens entre les évènements historiques que le film montre et le monde dans lequel il vit. Dans mes fictions, ce sont les personnages qui sont directement porteurs de cela.
Lumières d’été touche à quelque chose de plus sentimental que vos autres films, tend vers un certain romantisme.
Lumières d’été a pris cette coloration dès l’écriture. Le film trahit quelque chose de mon caractère. Dans ma vie quotidienne, je suis d’une nature assez heureuse. Ce qui me donne d’ailleurs le courage de pouvoir me confronter dans mon travail à certains des pires désastres de notre histoire. Le film porte aussi l’énergie presque amoureuse de ma relation à Hiroshima. Cette ville continue de me toucher. C’est à la fois un endroit qui porte encore le poids tragique du bombardement mais qui est aussi très agréable à vivre au quotidien. Hiroshima et Nagasaki sont parmi les villes les plus vivantes du Japon ; quasiment les seules où il y a des terrasses (ce qui n’est pas anecdotique au Japon car il n’est pas d’usage de boire à l’extérieur dans ce pays) et les seules qui votent toujours à gauche. Ce sont des détails, et même temps cela dit beaucoup de cette ville. Je m’y sens libre.
Propos recueilli par Alex Masson
Dossier de presse du film
Potemkine
Juin 2017